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Segers, paysagiste visionnaire et oublié du siècle d'or hollandais.

Photo du rédacteur: Julie Bernard Julie Bernard

Dernière mise à jour : 27 oct. 2018

Le siècle d'or, c'est cette période où, au 17e siècle, la Hollande, ce petit pays -peut être le moins peuplé d'Europe- devient la plus grande puissance du monde. Elle brille par sa liberté de culte, les découvertes qui y sont menées dans le domaine des sciences, la création de grandes universités, et les expéditions maritimes qui apportent richesses et prospérité.

Le siècle d'or, c'est aussi et surtout le siècle du paysage qui envahit le marché de l'art.

Les artistes paysagistes sont nombreux, mais également prolifiques, on estime qu’un artiste peintre produisait en moyenne entre 8 et 12 tableaux ... par mois ! A Haarlem, grand foyer de l’art hollandais, 2 peintres sur 3 sont paysagistes.

Si la réputation de Rembrandt et de Vermeer n'est plus à faire, il en est un grand oublié de l'histoire de l'art : Hercules Segers.

Artiste pourtant talentueux, il ne fut pas toujours compris et apprécié de ses contemporains, et bien qu'il fasse partit de la floraison d'artistes excellant dans la peinture de paysage, son oeuvre est en désaccord avec celles de son temps.


Le meilleur exemple de ses œuvres frappantes, en vertu de l’originalité et de l’ambiance mystérieuse qui caractérise son travail, est sans conteste Vallée de montagne avec champs clos. v. 1620-1630.


Hercules Segers, Vallée de montagne avec champs clos (Mountain Valley with Fencend Fields) vers 1620-1630, eau forte et pointe sèche, tirée en bleu sur papier, lavis de rose et de bleu, 2e état sur 2, 222 x 483 mm, Amsterdam, Rijksmuseum, inv. n RP-B-OB-840

Une matière organique dans une atmosphère irréelle

Il s’agit de la grande vue panoramique d’une vallée délimitée à droite et à gauche par des parois rocheuses escarpées.

L’espace est découpé en trois plans. Au 1er plan à droite : une pente de montagne et une clôture en bois utilisée pour créer un sens de la distance entre notre position en tant que spectateurs et la vallée en contrebas. En regardant le second plan nous devenons conscients de la profondeur du paysage grâce à l’échelle des arbres et des éléments.

Le troisième plan enfin représente le ciel. Ces trois plans qui se détachent les uns des autres ressemblent presque à des décors de théâtre en papier brossés créés par un décorateur.

Les lignes ne sont qu’horizontalité, donnant une impression prononcée d’espace au centre. On y voit effectivement des champs, bordés de clôtures discrètes.

Le sujet principal de son œuvre saute aux yeux, c’est la montagne.


Le regard est avant tout attiré par la roche, l’artiste semble plus s’attacher à ce qui est dur et solide en détaillant particulièrement la pierre pour accrocher le regard. On observe milles aspérités distinctes, milles sinuosités appuyées, des irrégularités, de la rudesse. A gauche, le sol pierreux prend l’aspect d’un cerveau humain et ajoute aux formes étranges de ce paysage.

La roche rugueuse, accroche autant le regard qu’elle accrocherait la chair si elle était palpable. Ce qui semble presque être le cas.

Ce foisonnement de détail par endroit et de flou à d’autre offre au spectateur une vision particulière, une observation déconcertante de l’œuvre, puisqu’on à l’impression d’observer de près les éléments terrestres alors que le plan est large, le point de vue éloigné.

L’artiste nous oblige à un vas et vient incessant entre le détail le plus infime et la puissance de l’ensemble.


Si le paysage semble presque désertique, il n’est pas totalement désolé. La nature humaine est bien présente. On trouve au moins cinq habitations, une tour, et tout au fond, à la lisière du ciel, on peut imaginer les formes abstraites d’un village. Enfin en bas à gauche, sur ce monticule de terre se tiennent deux personnages, un homme et une femme, surement des paysans, on ne distingue même pas leurs visages.

Car c’est ainsi dans l’œuvre de Segers dira Henry Bonnier :

« Aucun portrait d’homme ou de femme ne vient troubler le paysage d’un regard ou d’un sourire. »

Les êtres humains paraissent plus destinés à donner l’échelle du paysage qu’à l’habiter.

Ils sont ici relégués au second rang comme dans nombre d’œuvre de l’artiste, ils retrouvent leur place dans une nature puissante. Une nature si puissante qu’elle absorbe les maisons, les toits, les clôtures et les hommes eux même.




L’aspect organique et abstrait des massifs rocheux accentue l’étrangeté d’un paysage qui parait irréel, et pour cause:


Tout semble plausible, tout est faux.


En réalité les paysages d’Hercules Segers ne sont que pures inventions. On ne sait quasiment rien de sa vie : peut-être est il né en 1589, ou en 90, probablement à Haarlem. Toujours est-il qu’il étudie à Amsterdam chez le peintre paysagiste Gillis van Conixloo avant de revenir à Haarlem en 1612. Mais jamais il ne fut question de voyage où il put voir de ses yeux les montagnes qu’il se plaisait tant à représenter. Ainsi, il fait naître un panorama inventé, il recompose la réalité, la remodelant au grès de ses envies. Il fait surgir des montagnes, des ruines et des cascades au milieu des vastes terrains plats des Pays bas.


Hercules Segers, Paysage au rocher en pointe, 10,2 x 18 cm, Amsterdam, Risjkmuseum.

Cascade et village en montagne, 2ème version, eau-forte, Amsterdam, Rijksmuseum.

Paysage montagneux, huile sur panneau, La Haye, musée Bredius, détruit dans un incendie en 2007.

Le point commun : Montagne et Rochers.

Ses paysages, envoutants et troublants ne répondent pas à l’énigme de Segers, au contraire, ils épaississent encore le mystère. Regarde-t-on vraiment un paysage ? S’agit-il d’une œuvre romantique ? Ou une inspiration des estampes chinoises ?

Il y-a bien dans son œuvre un retour au monde primordial, minéral, sans présence humaine ou presque. Un monde figé, ou la nature devient reine. Mais il serait vain d’y chercher une ambiance romantique. Il n’y-a pas de poétique des ruines ou de mélancolie si chère aux artistes romantiques.


Hercules Segers ne s’attarde pas sur des états d’âme, lui scrute la matière.

Peut être alors faut il se tourner vers les estampes chinoises. Mais que ferait l’art chinois dans les pays du nord ? Nous n’avons pas de preuves concrètes que les pays bas eurent acquis à cette époque des dessins chinois. Pourtant l’art de Segers s’y mêle étroitement par les thèmes, et même par les titres qu’il emploie. On ne peut s’empêcher de remarquer des similitudes avec Voyageurs au milieu des montagnes et des cours d’eau de Fan Kuan, connu pour son amour des montagnes du nord de la chine ou encore avec Le temple solitaire parmi les pics clairs de Li Cheng.



Ici un massif montagneux, là des rochers en abondance. L’être humain prend place, presque invisible dans une nature gigantesque. N’est ce pas là le principe même de la peinture de Segers ?

Néanmoins chez lui les arbres brisés et les maisons en ruines sont innombrables. S’il privilégie les cassures et les ruptures, en cela il rompt avec la tradition chinoise.

Obligé de constater qu'aujourd’hui encore son art trouble et conquiert à la fois.


Une interrogation mérite d'être soulevée quand à la modernité de l'oeuvre, une modernité qui en devient même contemporaine.

Il imprime ses gravures sur la toile de ses draps et sur ses chemises.

La singularité d’Hercules Segers ne s’arrête pas au aspect de ses paysages, c’est aussi un formidable chercheur, qui expérimente les multiples possibilités techniques et esthétiques de la gravure.

Il imprime non seulement en noir, comme il était alors coutume de le faire, mais aussi en bleu, en vert, et en diverses autres couleurs. Souvent il imprime ses gravures sur du papier, mais aussi « sur la toile de ses draps et sur ses chemises » écrit Samuel Van Hoogstraten, le premier à avoir écrit sur l’artiste en 1678 dans son Introduction à la haute école de l’art de la peinture.





A ses débuts supposés, il grave des paysage clairs, sans rehauts, puis il invente une technique particulièrement novatrice qui consiste à retravailler l’œuvre avec un lavis rose et bleu. L’utilisation d’un lavis coloré rend les couleurs particulièrement poétiques et donne un aspect irréel à l’atmosphère. Il retravaille par exemple le ciel avec une brosse. Et il repeint au dessus des branches pendantes de l’arbre à droite.


Pour réaliser une gravure à l’eau forte l’artiste grave dans une plaque de cuivre recouverte de vernis. Elle est ensuite plongée dans une solution mordante : l' acide nitrique. On retire ensuite le vernis, on applique l’encre sur la plaque et on retire l’excès. On passe ensuite la plaque avec du papier dans une presse qui transfère le motif.

Si en règle générale lors d’une gravure, il ne reste que l’encre dans les rainures, Segers laisse un peu d’encre superflue qui donne des tons plus foncés à certains endroits.


Mais surtout, la composition de l’impression, construite à partir de tonalités et non de lignes confère à l’œuvre l’apparence d’une peinture plutôt que d’une gravure. On parle de « peinture gravée »


Les peintures de Segers sont en désaccord avec les paysages de ses contemporains :


Jacob van Ruisdael , Le chateau de Bentheimde 110 x 114 cm , 1653, Dublin, National Gallery of Ireland.

Alors qu’ils fournissent davantage d’effort pour représenter le ciel et les nuages singuliers des pays du nord en leur donnant ces effets saisissants, Segers se contente de représenter un ciel sans âme, sans nuages, sans vie, on ne voit ni l’éclat du soleil, ni même l’ombre d’un oiseau. Et ce dans quasiment toutes ces œuvres, si bien que le ciel de Paysage montagneux surprendrait si on ne savait pas qu’il s’agissait d’un repeint dû à un autre artiste au 18e siècle.


Hercules Segers, Paysage montagneux, huile sur toile, Hovingham Hall Collection (Grande-Bretagne, North Yorkshire)

Lors de l’exposition portant son nom au Rijksmuseum d’Amstredam ( 7 oct 2016 - 8 janvier 2017), le public rencontra l’œuvre de Segers, et il s’étonna peut être de trouver autant de similitudes entre différentes toiles de l’artistes. Segers expérimente, il teste la même impression sur différents supports, et y ajoute différentes couleurs qui le conduisent à offrir plusieurs versions d’une même image. Et ce pour quasiment chacune de ses œuvres.

Concernant Mountain Valley with Fenced Fields, il existe 6 versions connues, chacune d’elle semblables aux autres, pourtant étrangement différentes. En coupant le papier différemment pour chaque impression, Segers modifie la composition. En colorant différemment chaque impression, Segers modifie l’atmosphère. Dans ce sens, chaque impression est une œuvre d’art unique.

Celle que nous étudions aujourd’hui est la seule dont la lumière place le paysage sous un coucher de soleil.

Tranchant une nouvelle fois avec les habitudes de son siècle, l’artiste peindra et gravera en solitaire. Le 16e s. voit apparaître les ateliers, dans lesquels les maitres enseignent leurs manières aux élèves, mais Segers n’enseigna à personne. Si d’autres comme Caravage, eurent bien des années après leurs mort de la renommée, c’est parce qu’il existait d’autres peintres qui reprenait leurs style. Mais qui aurait pu être assez fou pour reprendre la manière de Segers ?

L’œuvre de l’artiste est unique et définitive, aucun élève, aucun disciple ne la poursuit. Son originalité est telle que Hoogstraten écrit « Personne ne voulait admirer ses œuvres de son vivant. Les imprimeurs échangeaient de pleines corbeilles d’estampes de Seghers contre du beurre et de la graisse, denrées qu’elles servaient à empaqueter, et mainte gravure a finit en cornet à poivre. »

L’artiste noie son désarroi dans le vin, et Hoogstraten raconte qu’il but tant et si bien qu’un soir de 1638, plus ivre qu’à son habitude, il fit une mauvaise chute dans les escaliers, et en mourut.

Ironie du sort, la gloire posthume de l’artiste est certifiée. On parle en 1678 du grand Hercules Segers. Hoogstraten affirme que sa fin tragique ouvrit les yeux des amateurs d’art qui depuis tiennent en grand estime ses œuvres «  comme elles le méritent et le mériteront toujours. »

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