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La tentation de Saint Antoine, ou la glorification de la femme en sexe dominant.

Photo du rédacteur: Julie Bernard Julie Bernard

Dernière mise à jour : 27 oct. 2018

En 1878, dans la société misogyne de la fin XIXe siècle, Félicien Rops livre « La tentation de saint Antoine». S’il s’agit au début d’une œuvre à usage privée dont l’heureux propriétaire sera l’avocat Edmond Picard, elle est tout de même exposée six ans plus tard au salon des XX, fondé en 1883 à Bruxelles pour rivaliser avec le Salon de Paris.

Félicien Rops, La Tentation de saint Antoine, 1878, Crayon, pastel et rehauts de gouache, 73,8x54,3 cm. Bruxelles, Bibliothèque royale Albert Ier

Antoine, un saint poursuivit par le Malin.


La légende racontes qu'Antoine le Grand (Antoine du désert pour les intimes) se retira dans le désert d'Egypte pour vivre en ermite. En fait c'est le tout premier ermite, on dit donc de lui qu'il est le fondateur de l’érémitisme chrétien. Il fait le choix d'une vie spirituelle et solitaire, mais c'est sans compter sur le diable, qui ne cesse de le harceler de pensées tentatrices sous formes de visions voluptueuses. Seule la foi d'Antoine lui permet de résister aux assauts du malin. Pas d'inquiétude : Il ne s'en est pas trop mal sorti puisqu'il vécut jusqu'à l'âge raisonnable de 105 ans.

Pour le récit, on remercie Athanase d'Alexandrie qui livra cette histoire vers l'année 360 de notre ère.

Le sujet fut maintes fois représenté dans l'histoire de l'art, les artistes redoublant d'imagination pour donner naissance à une iconographie abondante. Gustave Flaubert par exemple, reprend le mythe en 1874 dans un long poème sobrement intitulé La tentation de Saint-Antoine, une source d'inspiration florissante pour Félicien Rops, qui ne cherche en réalité qu'une excuse pour représenter... Une sulfureuse femme nue.


L'Essor de la Pornographie


L’art du 19eme siècle est marqué par une nouvelle technologie de taille : le daguerréotype. Avec la naissance de la photographie, c’est l’essor de la pornographie. La société masculine du 19eme, même si elle ne semble pas l’assumer, est absolument férue de ces images érotiques qu’on collectionne secrètement. Edmond Picard le propriétaire de La tentation de Saint Antoine la tenait d’ailleurs sous clé dans son hôtel particulier, dans un écrin en forme d’autel que ses amis venaient admirer comme une image précieuse.


Et qu’en est t-il justement de ces femmes dont on admire les formes ? Concrètement elles n’ont quasiment aucun droit. Voter ? Non, Porter le pantalon ? Non, Travailler ? Non, Procréer, Oui. Et cette image de la femme soumise est éminemment utilisée dans cet art pornographique qui ne saurait décevoir ces messieurs.

Cette oeuvre représente les pulsions de viol, les pulsions refoulées d’un homme.
Nicolaï Abraham Abildgaard. Le cauchemar, 1800, Huile sur toile, 41x35 cm. Vestsjaellands Kundtmuseum.

Rops représente lui une femme attachée, nue, offerte, sans aucune protection. Pourtant il ne la place pas en simple objet sexuel mais en sexe dominant.


Eros et Thanatos, les deux faces d’une même pièce, le décadentisme.


On rapproche la tentation de Saint-Antoine du décadentisme, ce mouvement littéraire de fin de siècle. Empreint de pessimisme, les auteurs révèlent la face sombre de l’humanité. Et là vont se croiser la littérature et la peinture qui illustrent ces textes aux atmosphères sombres. Félicien Rops écrit à un ami :

 Baudelaire est, je crois, l’homme dont je désire le plus vivement faire la connaissance, nous nous sommes rencontrés dans un amour étrange, l’amour de la forme cristallographique première : la passion du squelette.

Félicien Rops, tirage à l'eau forte, frontispice de Les Epaves, Charles Beaudelaire, 1868

Il illustrera notamment, en plus des textes de Beaudelaire, ceux de Péladan, Mallarmé, Barbey d’Aurevilly , avec des dessins erotico-macabres.

Les poètes décadents traitent de la mort et de l’érotisme. Eros et Thanatos, couple étrange qui attire parce qu’il amplifie les sentiments. Dans la mythologie Eros et Thanatos sont deux dieux grecs. L’un représente l’amour et la puissance créatrice tandis que l’autre est la personnification de la mort. 

La mort mêlée à la beauté des chairs offre une nouvelle dimension au nu. Dans une atmosphère macabre la sexualité en est décuplée parce que plus vulgaire. Le spectateur devient voyeur, fasciné et excité par les scènes que montre le décadentisme.


En Belgique, pays natal de Rops, un nouveau goût pour les légendes, le mysticisme, la mort, la femme et le sadisme prend forme. Rops devient le peintre du Satanisme. Dans la

Dans le dessin de la Tentation de Saint Antoine figurent les deux versants du décadentisme, Rops y conjugue la luxure et la mort.

L’ambiance funèbre de la composition est accentuée par le thème de la religion. La croix représente la crucifixion, derrière elle, le christ mort et le diable fou forment un couple qui dérange, macabre. Les putti qui lancent des fleurs ne sont plus ici de grassouillets enfants nus représentant l’amour. Ils apparaissent mi-enfants, mi-squelettes, mi-vivants, mi-morts.

Le dessin est indéniablement empreint d’érotisme, matérialisé par cette femme complètement nue, suspendue sur la croix. A la place de l’habituel INRI " Jésus de Nazareth, roi des Juifs" qui désigne le christ, Figure le mot EROS. Quoi de plus explicite pour signifier que cette femme est la personnification de l’érotisme ?


Renverser l'icone sacrée par l'image de la femme fatale


Bonnat Léon Joseph, Le christ en croix, 1874, huile sur toile, 227x159 cm, Paris, Petit Palais.


Rops remplace le christ par une femme nue, alanguie. Une rousse sulfureuse, sa chevelure ornée de fleurs vole au vent comme des flammes qui semblent dévorer le bois de la croix et la main du christ.

Les joues rouges, le sourire aux lèvres, on devine l’excitation et l’exaltation de ses chairs qui semblent frémir de l’intérieur, comme consumées par cette sexualité. Sa pose alléchante invite au vice et à la luxure.

Elle n’est pas crucifiée mais attachée à la croix par de simples liens qui semblent à peine serrés. Rops ne dessine pas une femme en particulier, il dessine les femmes.

Derrière la croix le diable se délecte de son œuvre, il a lui-même placé cette rousse sulfureuse à la place du christ. Vêtu d’une tenue rouge de cardinal, ses cornes dépassant du tissu, il fait un véritable pied de nez à la religion. Sur sa figure grise, son expression semble jouissive, enhardie par la réaction de saint Antoine, il tire la langue, les yeux agrandis par la folie.

Le diable porte un christ décharné, toute trace de vie absente il ressemble à une statue de cire. Ses côtes sont saillantes, les orbites sombres, il est toujours dans la position de la crucifixion, les bras écartés, les mains encore clouées. Il porte une couronne d’épine et une auréole stylisée entoure sa tête. Du sang coule sur son flanc droit, vestige de la blessure de la sainte lance.

Le contraste est frappant entre le corps tordu et anémié du Christ et les formes magnifiées et pleine de vie d’Eros.

Saint Antoine est en bas à gauche de la composition, il est venu se recueillir devant le christ et son effroi est grand quand il se retrouve face au sexe féminin en puissance. Devant lui un livre ouvert sur le chapitre 39 de la Genèse où Joseph est accusé à tort de viol par la femme de Putiphar, tentatrice et mensongère. Encore une manière de rappeler la perversité des femmes !

Vêtue d’une simple robe de bure et de sandale, sa tenue déchirée témoigne du tourment de son esprit. Sa longue barbe fait écho à la chevelure d’Eros. Agenouillé, il se bouche les oreilles pour ne pas entendre les appels de la tentation. Rops dramatise la scène, nul ne sait si Saint Antoine va résister et se battre ou succomber aux charmes de la belle.


La composition est symétrique : à gauche de la croix , la religion est représentée par le Christ et Saint Antoine, en face, à droite le diable et le cochon représentent la lubricité.


Les couleurs sont froides, exceptée celle du diable qui se distingue par un rouge intense.

La lumière qui sculpte les formes nues de la femme vient de droite, cerise sur le gâteau, elle vient du même coté que le diable comme s’il représentait le salut. Les critiques souligneront par ailleurs l’aspect anticlérical de l’œuvre

Néanmoins Rops dément toute idée d’attaque à la religion, il écrit à son ami le peintre François Taelemans en 1878:

"Le sujet est facile à comprendre; le bon Saint Antoine, poursuivi par les visions libidineuses, se précipite vers son prie-Dieu, mais pendant ce temps-là, Satan - un drôle de moine rouge - lui fait une farce; il lui a ôté son Christ de la croix et l'a remplacé par une belle fille, comme les diables qui se respectent en ont toujours sous la main. Tout cela au fond n'est qu'un prétexte à peindre d'après nature une belle fille qui nous faisait manger, il y a un an déjà! des oeufs à la tripe, à la mode de Touraine et qui, pour la première fois et après bien des insistances a bien voulu poser pour son vieux Fély, comme la princesse Borghèse a posé pour Canova. Je n'ai changé que les cheveux…"

Le modèle est une femme vraisemblablement connue des deux hommes mais on ignore qui. Il ajoute:

"Surtout éloigne de la tête des gens toute idée d'attaque à la religion ou d'éroticité. Une belle fille comme la mignonne que tu connais, peut être portraicturée (sic) sans aucune idée de lubricité. Quant à la religion, elle n'est point attaquée. "

En réalité Felicien Rops dénonce la peur des hommes face à une femme qui s’émancipe et se révèle en sexe dominant. Ici la femme fatale, dans une atmosphère inquiétante, domine l’homme alors même qu’elle est attachée et que lui est libre de ses mouvements. Une image qui représente le talent des femmes pour faire croire aux hommes que ce sont eux qui les possèdent.

La femme est l’objet du diable, elle représente le plaisir dans la douleur, une chute délicieuse en Enfer. D’ailleurs, pour Jean Delville, artiste peintre symboliste, l’Enfer serait remplie de femmes.

Si certain rêvent de l’anéantir : 

"Que pourrisse ta chair orgueilleuse jusqu’à ce qu’elle se détache en miette et laisse tes ossements à nu pour la risée des hommes. » (Camille Lemonnier) Rops la glorifie, elle apparaît comme libérée, magnifiée, en aucun cas sous les traits d’un monstre.

Le sourire qu’affiche Eros est peut être le reflet de son mépris pour l’homme qui la regarde, elle a conscience de la faiblesse dont l'homme fait preuve devant le charme de la femme.


Le symbole du cochon, instinct primitif de l'homme

Dernier personnage de la composition s’il en est, le cochon apparaît à droite, derrière la croix, tronqué par le bord du dessin, les pattes avant posées sur une pile de livre, il observe sans vergogne le corps nu d’Eros.

Encore une fois le thème sert les intérêts de l’artiste puisque le cochon est traditionnellement représenté aux cotés de Saint-Antoine. Et à première vue, c’est tout ce qu’il y-a à comprendre . Mais ce serait bien mal connaître l’artiste, car si on se penche maintenant sur l’ensemble de son œuvre, on ne peut manquer le célèbre Pornocratès


Félicien Rops, Pornocratès ou La dame au cochon, 1878, Aquarelle, pastel et gouache, 75cm x 48cm. Namur, Musée Félicien Rops


Peint à la demande d’Edmond Picard après La Tentation de Saint Antoine la même année. Félicien écrira au sujet de ce tableau :

 "Ma Pornocratie est faite. Ce dessin me ravit. Je voudrais te faire voir cette belle fille nue chaussée, gantée et coiffée de noir, soie, peau et velours, et, les yeux bandés, se promenant sur une frise de marbre, conduite par un cochon à "queue d'or" à travers un ciel bleu. Trois amours - les amours anciens - disparaissent en pleurant (...) J'ai fait cela en quatre jours dans un salon de satin bleu, dans un appartement surchauffé, plein d'odeurs, où l'opopanax et le cyclamen me donnaient une petite fièvre salutaire à la production et même à la reproduction". Lettre de Félicien Rops à H. Liesse, 1879.

Le dessin s’inspire de l’antique, Le titre est écrit en grec. Une femme presque entièrement nue, les yeux bandés, promène un cochon en laisse sur une frise de pierre où gémissent les génies des beaux-arts : La sculpture, la musique, la poésie et la peinture. En haut à gauche des petits putti semblable à ceux de La tentation de saint Antoine si ce n'est que ceux-là sont bien en chairs. On retrouve de très fortes similitudes entre cette femme et une étude pour La tentation de saint Antoine.


Félicien Rops, Pornocratès ou La dame au cochon, 1878, Aquarelle, pastel et gouache, 75cm x 48cm. Namur, Musée Félicien Rops

Admirez les bas noirs qui arrivent à mi cuisse, les chaussures à talons, le ruban bleu qui lui enserre la taille. Autant d’accessoire qui accentuent la nudité et la sensualité.

Pornocratès fit scandale a l’exposition du cercle des XX en 1886. Ce qui semble plutôt étonnant car cette toile parait bien sage à coté d'autres productions de l’artiste.


Félicien Rops, Le Calvaire, Les sataniques, 1882, 26x18 cm, Namur, Musée Félicien Rops.

La fiche de l'oeuvre présente les choses ainsi :

«Certains voient en ce cochon à la queue dorée l’image de la luxure et du lucre pilotant la femme, qui n’a pour seule excuse que son aveuglement ; d’autres y perçoivent l’image de l’homme, bestial et stupide, mené en laisse par la femme. Cette image du cochon, comme celle du pantin ou du pierrot, est partagée par bien des contemporains de Rops. Avec Pornokrates, nous assistons à l’avènement en art d’une femme contemporaine, arrogante, parée, impitoyable que glorifie Rops. »


Et qui mieux que Rops pour glorifier la femme !


Félicien Rops

Félicien additionne les relations, l'artiste à la moustache charismatique -car comme chacun sait :" Un homme sans moustache; ses baisers n'ont aucun goût, aucun, aucun ! Cela n'a plus de charme, ce moelleux, et ce... Poivre, oui, ce poivre du vrai baiser. La moustache est est le piment."- épousa Charlotte Polet de Faveauxe le 28 juin 1857, avec qui il aura 2 enfants. Mais en 1874, après être devenu l’illustrateur le plus demandé de Paris, il s’installe avec deux sœurs ; Aurélie et Leontine Duluc, il aura une relation avec chacune de ces deux femmes, et il aura un enfant avec chacune d’elle également.

Les deux charmants bambins sont donc à la fois cousins/cousines et frères/soeurs.

Rops connaît les femmes, il n’est pas étranger aux pouvoirs qu’elles exercent sur lui et sur ces contemporains. Dans sa version de La tentation de saint Antoine, il choisit le cochon pour représenter l’homme. Cochon dont on dit qu’il est le seul à consommer l’acte sexuel pour le plaisir et pas seulement pour la reproduction. Un hasard ? Je ne pense pas.


Rops dévoile la femme fatale possédée par le diable et possédant les hommes, elle est signe à la fois d’Eros et de Thanatos, une fusion entre l’erotisme et la mort.

Rops, haïssant l’hypocrisie de son temps, dévoile ses fantasmes, qui sont aussi sûrement ceux de ses contemporains. Il choque la bourgeoisie et dénonce les faiblesses de son temps. Les hommes, effrayés devant la force de la femme, devant l’émancipation discrète et lente qui s’opère pour elle, tentent en vain de la rabaisser. Conscients du pouvoir qu’elles exercent sur eux simplement avec leurs corps, ils agissent comme Antoine l'ermite du désert et renient cette faiblesse. Mais, dans l’ombre, leur côtés animal ne peut s’empêcher d’admirer cette femme, cette sexualité.

Alors que Rops qualifie l’homme de bête, la femme apparaît sous les traits d’une déesse, Eros en personne.



 

- DE LANDSBERG Jacques, L’art en croix : le thème de la crucifixion dans l’histoire de l’art, Renaissance du livre, 2001.

- FLAUBERT Gustave, La Tentation de saint Antoine, Paris, Charpentier, 1874, consultable en ligne sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1177342.r=.langFR.

- GUEGAN Stéphane (sous la direction de) L’ABCDaire du Symbolisme et de l’Art Nouveau. Paris, Flammarion, 1997.

- LEMONNIER Camille, Félicien Rops, l’homme et l’artiste, Paris, H.Floury, 1908.

- SCHLESSER Thomas, Une histoire indiscrète du Nu féminin. Beaux-Arts éditions, 2010.

- ZUFFI Stefano, BUSSAGLI Marco, Art et érotisme, Citadelle & Mazenod, 2002.

- Site Musée Provincial Félicien Rops Namur, consultable en ligne sur :http://www.museerops.be/

- L’agence photo RMN Grand Palais, consultable en ligne sur : https://www.photo.rmn.fr/C.aspx?VP3=CMS3&VF=Home


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